L’interaction sociale est le lieu prioritaire de l’exercice du langage –sur les plans tant phylogénétique qu’ontogénétique. Se basant sur ce constat, la linguistique interactionnelle (voir récemment Couper-Kuhlen et Selting 2018) part du principe que « some of the most fundamental features of natural language are shaped in accordance with their home environment in co-present interaction » (Schegloff 1996 : 54) – certains des traits les plus fondamentaux du langage sont configurés en rapport à leur habitat naturel, à savoir l’interaction sociale. A ce jour, un nombre important d’études empiriques attestent de la manière dont les structures linguistiques sont mises en opération à des fins interactives, participant p.ex. à la gestion de l’alternance des tours de paroles ou à la projection de trajectoires actionnelles. Toutefois, la question de savoir comment les structures linguistiques émergent de leur usage interactionnel ou se routinisent en tant que ressources pour organiser l’interaction sociale est à ce jour largement restée inexplorée (mais voir Laury 1997, Couper-Kuhlen 2011, forthc., Pekarek Doehler forthc., Pekarek Doehler & Balaman 2021).
Dans cette présentation, je rapporte les résultats préliminaires de deux études en cours, documentant la trajectoire développementale des ‘je sais pas’ et ‘comment on dit’ auprès de locuteurs d’une langue seconde (L2). Les études se fondent sur un corpus de ca. 30h de conversations ordinaires, impliquant des locuteurs de divers niveaux de compétences enregistrés sur une période de 6 à 9 mois. L’analyse interactionnelle et multimodale montre comment chacune des constructions cibles, d’abord utilisée au sens littéral (p.ex. ‘je sais pas’ comme revendication de non-savoir), acquiert progressivement des fonctionnalités interactionnelles : Pour ‘je sais pas’ on observe une routinisation en tant que préface à une réaction dispréférée (p.ex. projetant un désaccord) et moyen pour clore un tour de parole ; pour ‘comment on dit’ on observe la routinisation en tant que marqueur de recherche cognitive (caractérisé de manière notable par un regard du locuteur dans le vide) qui sert également de moyen pour garder le tour de parole. Dans ces usages interactionnels, les deux constructions cibles montrent une réduction morphologique et sémantique ainsi qu’une réduction de leur proéminence prosodique, ce qui suggère qu’elles sont en voie de grammaticalisation, fonctionnant comme des marqueurs discursifs, voire interactifs ; et ces emplois convergent avec ce qui a été attesté pour les locuteurs de L1. Les résultats témoignent d’une routinisation d’une « grammaire-pour-l’interaction en L2 » (Pekarek Doehler 2018) en tant que partie intégrante la compétence interactive en développement.
11.30 – 12.00: Marco Cappellini, LPL
Alignement des procédés d’étayage dans un télétandem
Dans le télétandem, deux apprenants de deux langues maternelles différentes et apprenant chacun la langue de l’autre interagissent par visioconférence pour s’entraider dans les apprentissages respectifs. L’étayage est un concept élaboré par Bruner et ses collègues (Wood et al., 1976 ; Bruner, 1983) pour décrire comment un expert peut aider un apprenant à développer son savoir-faire. Dans le cas du télétandem, l’étayage peut être conçu par le prisme des séquences conversationnelles latérales où l’usager expert (qui n’a souvent pas d’expertise métalinguistique ni pédagogique) aide l’alloglotte à participer à la communication. Les études sur la communication exolingue ont identifiée différents types de ces séquences latérales, que j’ai pu articuler dans des recherches précédentes (Cappellini & Pescheux, 2015 ; Cappellini, 2016).
Dans cette étude, je me propose d’identifier les séquences latérales d’un binôme télétandem sur l’arc de cinq sessions de visioconférence, et d’analyser comment les stratégies discursives et multimodales évoluent pendant ces sessions. Mon hypothèse est que les interlocuteurs alignent (Atkinson et al., 2007) leurs procédés interactionnels multimodaux en sélectionnant, parmi les procédés possibles et actualisés lors des premières sessions, des procédés qui vont se répandre et devenir quantitativement prépondérants (Wagner et al., 2018). Je discuterai comment ces observations peuvent être interprétées (ou pas) en termes de développement d’une compétence interactionnelle (Hall & Pekarek Doehler, 2011).